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J’ai appris plus tard qu’il n’y avait pas eu d’explosion – c’était l’éclair à cinq fourches qui avait frappé les gradins métalliques avant de parcourir le pilier – également métallique – contre lequel je m’appuyais.

Techniquement, on peut donc dire que j’ai été foudroyée.

Ça n’a pas été douloureux. Bizarre, mais indolore.

Revenue sur terre et l’ouïe enfin retrouvée, la première chose que j’ai entendue, ça a été les hurlements de Ruth. J’avais été éjectée à un mètre cinquante de l’endroit où je me tenais une seconde auparavant. J’avais l’impression de vibrer de partout, un peu comme quand on veut brancher un appareil et que, la tête ailleurs, on met les doigts dans la prise. C’était pile ce que j’éprouvais. En trois cents fois plus fort.

— Jess ! a piaillé Ruth en se précipitant pour me secouer par le bras. Omondieu, Jess, tu vas bien ?

Je l’ai dévisagée. C’était bien elle, ma bonne vieille Ruth. Avec ses bandeaux en éponge.

C’est à cet instant que moi, en revanche, j’ai commencé à ne plus être cette bonne vieille Jess. C’est là que tout a débuté.

Pour s’emballer et ne plus s’arrêter.

— Oui, ai-je répondu. Ça va.

Et, en effet, je me sentais en pleine forme. Sans mentir. À ce moment, du moins. J’étais juste secouée. Je n’avais aucun mauvais pressentiment. Une fois la surprise passée, je trouvais même mon état plutôt agréable. Stimulant, si vous voyez ce que je veux dire.

— Hé ! ai-je annoncé en scrutant l’horizon. La grêle a cessé.

— Jess ! a insisté Ruth en continuant à me secouer. Tu as été foudroyée. Tu comprends ? Foudroyée !

J’ai tourné les yeux vers elle. Avec son bandeau autour de front, elle était marrante, et je me suis mise à me gondoler. Un jour que je participais à l’enterrement de vie de jeune fille de ma tante Teresa, j’avais profité de l’inattention générale pour avaler tous les verres de pinot que le garçon me servait – mon humeur me rappelait exactement celle d’alors : une envie de rire inextinguible.

— Tu ferais mieux de t’allonger, a décidé Ruth. Mets ta tête entre tes genoux.

— Pourquoi ? Tu veux que je me lèche le derrière ?

Ce qui a déclenché un nouvel accès d’hilarité hystérique. Toute la situation me paraissait d’une drôlerie irrésistible. Ruth, elle, n’avait pas l’air de trouver ça amusant.

— Non, a-t-elle répliqué. Tu es blanche comme un linge. Tu vas tomber dans les pommes. Je vais tâcher d’arrêter une voiture. Nous devons te transporter à l’hôpital.

— Oh, bon sang ! ai-je râlé. Je n’en ai pas besoin, de ton hôpital. La tempête est finie. Allons-y.

Et je suis sortie de sous les tribunes, comme si de rien n’était.

Très franchement, à ce moment-là, je le croyais sincèrement. Qu’il ne s’était rien passé. J’étais bien. Mieux que bien, même. Mieux que depuis des mois. Que depuis le retour de mon frère Douglas de l’université.

Ruth m’a emboîté le pas, l’air très inquiet.

— Jess, a-t-elle repris, tu ne devrais pas essayer de…

Le ciel s’était éclairci et, sous mes pieds, les grêlons craquaient, comme si quelqu’un avait accidentellement renversé un verre plein de glaçons célestes par terre.

— Regarde ! l’ai-je interrompue en montrant le sol. On dirait de la neige. De la neige en avril !

Malheureusement, Ruth a refusé de s’intéresser aux grêlons. Elle avait beau les fouler à grand bruit, elle ne leur a pas prêté la moindre attention. La seule chose qu’elle fixait, c’était moi.

— Jessica, a-t-elle recommencé en me prenant la main. Jessica, écoute-moi.

Elle chuchotait presque, maintenant, mais je l’entendais parfaitement, parce que le vent était tombé, et que le tonnerre s’était tu.

— Jessica, tu ne vas pas bien, crois-moi. J’ai vu… j’ai vu un éclair sortir de ton corps.

— Ah ouais ? me suis-je esclaffée. Super.

Dégoûtée, elle m’a lâchée et s’est éloignée.

— À ta guise, a-t-elle maugréé. Ne va pas à l’hôpital. Meurs d’une crise cardiaque. Je m’en fiche.

Je l’ai suivie en shootant dans les grêlons, l’esprit blagueur.

— Dommage que cet éclair n’ait pas surgi en pleine cafète, non ? Pour le coup, Jeff Day aurait vraiment regretté ses paroles.

Visiblement guère amusée, Ruth a continué à avancer. Elle soufflait un peu parce qu’elle marchait vite. Mais comme vite pour elle, c’est normal pour moi, je n’avais aucun mal à rester à sa hauteur.

— Et ce n’aurait pas été chouette si j’avais pu cracher des éclairs à l’assemblée générale de cet après-midi ? Tu sais, quand la mère Bushey s’est levée pour nous mettre au défi de toucher à la drogue ? Je te parie que ça lui aurait cloué le bec.

J’ai continué sur ce ton-là jusqu’à la maison. Ruth a eu beau essayer de rester furieuse après moi, elle n’a pas réussi. Pas parce que je suis irrésistible, rigolote, ni rien de tout ça : parce que l’ouragan avait commis de sacrés dégâts sur son passage. Des branches par dizaines avaient été arrachées et gisaient sur la chaussée, des pare-brise avaient été fracassés par la grêle, des feux de signalisation avaient carrément cessé de fonctionner. Vraiment très chouette.

Des tas d’ambulances et de camions de pompiers nous ont dépassées et, quand nous avons fini par atteindre le Kroger, au coin de la rue du Lycée et de la Première Rue, là où nous bifurquons pour rentrer chez nous, l’enseigne avait été coupée en deux – le KRO s’était envolé au diable, ne pendouillait plus que le GER.

— Hé, Ruth, ai-je dit. Ger est ouvert, Kro est fermé.

Même elle n’a pu résister à ça.

Lorsque nous avons regagné nos maisons respectives – je vous ai dit que nous étions voisines ? – Ruth avait surmonté ses craintes quant à ma santé. Enfin, je le pensais. J’étais sur le point de remonter l’allée menant à mon porche lorsqu’elle a poussé un très, très gros soupir et m’a lancé :

— Jessica ? Tu devrais avertir tes parents. De ce qui est arrivé.

Ben tiens ! Comme si j’allais les embêter avec des peccadilles pareilles. Ils avaient suffisamment de soucis. Je n’ai pas répondu, mais Ruth avait dû lire dans mes pensées parce qu’elle a ajouté :

— Je ne plaisante pas, Jess. Dis-leur. J’ai lu quelque part que des gens frappés par la foudre étaient en pleine forme tout de suite après, et puis vlan ! crise cardiaque.

— Ruth…

— S’il te plaît. Je sais qu’ils n’ont pas besoin de ça, avec Douglas et…

— Douglas va très bien, l’ai-je aussitôt coupée.

— D’accord, Douglas va bien. Écoute, promets-moi seulement d’en parler, si jamais tu commences à te sentir… bizarre.

Ça m’a paru raisonnable, alors j’ai solennellement juré de ne pas mourir d’un arrêt du cœur, et nous nous sommes quittées sur un mutuel « à plus ».

Ce n’est pas avant d’être arrivée à la porte que je me suis rendu compte que le cornouiller planté au bout de l’allée, en pleine floraison le matin même, était de nouveau complètement dénudé, comme au beau milieu de l’hiver. La grêle avait arraché toutes ses feuilles et ses fleurs.

En littérature, on n’arrête pas d’évoquer le symbolisme et autres machins du même acabit. Genre, le vieux chêne desséché dans Jane Eyre, qui préfigure le malheur et tout et tout. J’en déduis que, si ma déposition était une œuvre de fiction, on pourrait affirmer que ce cornouiller présageait de mon futur, à savoir que ma vie n’allait plus être tout aussi au poil dorénavant.

Sauf que, bien sûr, à l’instar de Jane, je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Sur le moment, le symbolisme du cornouiller dépouillé m’a donc totalement échappé. J’ai juste pensé que c’était dommage, que cet arbre était joli avant que la grêle ne le ravage.

Sur ce, je suis rentrée.